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[la Revue Kea] François Jullien : Retour aux sources de la mesure


 

François Jullien, philosophe et sinologue

Revue #19 Kea & Partners

 


Comme la mesure, aujourd’hui, envahit nos vies, que son règne s’établit partout, d’autant plus menaçant qu’il est souvent occulte ; comme on se sent démuni face à cet usage démesuré de la mesure fixant des objectifs à tout et se constituant en vérité unique, on en oublierait ce que l’invention de la mesure nous a d’abord conféré de maîtrise : quel pas décisif la mesure a fait franchir pour libérer l’homme en le dotant d’une pleine initiative ; et aussi quelle étape elle a été, au seuil de la modernité, sur le chemin de la science.



La mesure, rappelons-le nous, a été la grande émancipatrice vis-à-vis des inféodations auxquelles l’humanité d’emblée se trouvait soumise. Un énoncé le dit en grec avec une force inégalée, et peut-être inégalable. Il est dû à Protagoras, au Vème siècle avant notre ère, quand s’éveille la philosophie. Enoncé saisissant par sa radicalité : « L’homme est la mesure de toutes choses, des choses qui sont en tant qu’elles sont, des choses qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas ». Dire que l’homme « est mesure » dit que c’est sa propre évaluation qui prime désormais et que ne compte plus d’autre appréciation que la sienne. Tout jugement venant d’ailleurs, des dieux, des forces obscures ou du destin, autrement dit toute expression de la transcendance, s’en trouve du coup annulé. C’est « l’homme » qui se pose lui-même comme mesure ou « mètre » (metron), aussi bien de ce qui « est » que de ce qui « n’est pas ». Car il ne faut pas oublier cette seconde partie de la phrase dans ce qu’elle a de totalisant : « des choses qui sont en tant qu’elles sont » ; « des choses qui ne sont pas en tant qu’elles ne sont pas ». L’« homme », c’est-à-dire tel qu’on l’abstrait alors de toute appartenance, de toute corporation ou filiation, s’institue en départ absolu de l’existence ; s’établissant lui-même en mesure unique de tout réel, il range d’emblée le monde – tout ce qui fait « monde » – sous son autorité que rien ne peut contrebalancer, ou même seulement inquiéter. Loin donc de se réduire à une formule relativisante ou phénoménaliste (« telles les choses m’apparaissent, telles elles sont pour moi » ; « telles elles t’apparaissent, telles elles sont pour toi »), comme on l’a fait servir par la suite, de façon polémique, comme si elle dissolvait toute possibilité d’une vérité commune (Platon), cet énoncé dit donc frontalement, de façon lapidaire, sans balbutier, sans s’embarrasser d’ambages ou de précautions, que, grâce à son pouvoir de mesurer, pouvoir qu’il s’attribue en propre, quelque chose comme l’« homme » désormais existe, affranchi de toute dépendance et même instaurant sur tout sa juridiction. Je ne vois pas de plus belle formule de l’« humanisme ».


De là ce qui deviendra un principe du savoir en Occident, tous domaines confondus, dont nous continuons de porter l’héritage, peut-être le poids trop pesant : tout savoir sera tenu pour mathématisé, objectivement démontré, si et seulement si ses propositions comportent des mesures en tant que repères chiffrés.

Autre pas que fait franchir la mesure, à la Renaissance : celui qui fait entrer dans la science et son usage souverain. À l’école des mathématiciens-ingénieurs (Tartaglia), l’étude des mathématiques s’associe aux réalisations pratiques, notamment dans l’architecture et l’art militaire. Une maîtrise par mathématisation devient l’idéal. Or, de cette mathématisation possible, la mesure est la seule manifestation saisissable, la seule preuve authentifiable. De là ce qui deviendra un principe du savoir en Occident, tous domaines confondus, dont nous continuons de porter l’héritage, peut-être le poids trop pesant : tout savoir sera tenu pour mathématisé, objectivement démontré, si et seulement si ses propositions comportent des mesures en tant que repères chiffrés. Façon non seulement d’éliminer de l’explication par la science les qualités sensibles qui l’encombraient et enrayaient son progrès, mais surtout d’instaurer dans la mesure le critère décisif de toute scientificité possible.

Aussi voit-on Galilée, dont le nom symbolise à lui seul cette révolution de l’esprit, s’attacher méticuleusement à la mesure. Dans le petit atelier qu’il aménage au bas de sa maison, à Venise, il s’adonne avec passion à mettre au point des instruments de mesure, dans les domaines les plus divers : il invente une balance hydrostatique pour la détermination du poids spécifique des corps ; ou bien une règle à calcul originale (le « compas géométrique militaire ») ; ou bien encore un appareil pour la mesure de la température, le thermobaroscope. La lunette, qu’il ose tourner vers les astres, révolutionne d’un coup tout le savoir astronomique. À l’encontre de tant de savants de l’époque qui pensaient que seule la vision directe pouvait nous faire appréhender le réel, Galilée montre ainsi qu’un instrument comme la lunette, non pas déforme, mais accroît notre capacité de perception et, par-là, notre prise sur ce réel, l’instaurant en « réel ». S’il croit ainsi que les instruments de mesure inventés sont d’une importance capitale pour le progrès de la science, ce n’est pas seulement que ceux-ci affranchissent la science de la paresse de l’approximation ou de l’à peu-près, mais surtout parce qu’ils l’élèvent, par passage à la mathématisation, à la possibilité d’une vérité.


Il ne faudra pas se tromper sur le savoir ainsi produit : il donne prise sur les phénomènes observés, permet de les mieux manipuler, mais ne constitue pas une vérité en soi, autrement dit une vérité de l’Être.

Mais de quelle vérité s’agit-il ? Mesurer – à le définir un peu rigoureusement – c’est appliquer un ensemble d’éléments (objets, individus, etc.) sur un ensemble de nombres, de telle sorte qu’à chaque élément corresponde une valeur numérique et une seule. Ces nombres, ou séries de nombres, décrivent certaines propriétés des objets observés (dimension, masse, durée, etc.) en vue de comparer ces objets soit entre eux, soit à une norme extérieure servant d’étalon. En mathématiques, la mesure des aires et des volumes est à l’origine de la géométrie. En physique, la mesure est la détermination directe d’une quantité physique par comparaison avec une grandeur de même nature choisie comme unité ou étalon. Mesurer implique donc en soi un double arbitraire : d’une part, celui des propriétés que l’on choisit de mesurer et qu’on juge comme telles significatives (or pourquoi s’attacher à tel aspect de l’expérience plutôt qu’à tel autre pour en faire une propriété ?) ; d’autre part, celui de l’unité de mesure ou de l’étalon en fonction desquels se fait la mesure (par exemple la congélation de l’eau pour la température, etc.). Il y a là arbitraire parce que ce choix répond d’abord à des raisons de commodité et qu’il aurait pu être autre. Mais tout en reconnaissant qu’un tel arbitraire est légitime, puisque tout savoir a toujours un point de départ postulé ou axiomatique, il ne faudra pas se tromper sur le savoir ainsi produit : il donne prise sur les phénomènes observés, permet de les mieux manipuler, mais ne constitue pas une vérité en soi, autrement dit une vérité de l’Être : puisqu’on aurait pu faire aussi bien d’autres choix et d’étalon de mesure et de propriété à mesurer.


Cette idée que le progrès est dans la mesure ne sera donc pas facile à déraciner. Car elle est confortée par cette représentation facile que (...) sous la « qualité », est la « quantité ».

Ce n’est donc pas tant l’arbitraire de la mesure qui met celle-ci en cause que, d’abord, l’extension de son champ d’application, car cette extension n’est-elle pas abusive ? Ce champ d’application ne s’est-il pas distendu démesurément durant ces dernières décennies avec l’accroissement apparemment illimité, en tout cas toujours plus raffiné, des techniques et des outils de mesuration ? Le soupçon aujourd’hui en est banal, trivial, mais réussit-il à se faire entendre ? La fiction du tout mesurable est, en effet, si rassurante qu’on ne sait plus comment résister à cette commodité. Car, née avec la géométrie, puis la physique, puis la médecine, la mesure a depuis tentaculairement étendu son règne aux sciences qu’on dit « humaines » comme si plus rien ne pouvait désormais en borner l’autorité : comme si tout ce qui était savoir était livré de droit à la mesure. Comme si tout venait se ranger, de façon plus ou moins aisée, exigeant plus ou moins d’effort ou d’habileté, sous ce règne du mesurable ; ou que, si tout ne se laissait pas encore mesurer, c’était seulement que l’instrument de mesure n’était pas encore suffisamment adapté. Cette idée que le progrès est dans la mesure ne sera donc pas facile à déraciner. Car elle est confortée par cette représentation facile – représentation naïve, mais que confirme traditionnellement l’ontologie – que, sous la variation indéfinie des phénomènes, est à déceler une vérité unitaire-abstraite ; ou que, sous la « qualité », est la « quantité ». La qualité s’éprouve, la quantité se mesure. Or, si les Grecs tenaient encore les deux côte à côte, la qualité et la quantité (poion/poson) comme deux catégories rivales, l’abstraction croissante de la science (Descartes) portait de plus en plus à considérer que l’une (la qualité) n’était que la couverture ou le recouvrement de l’autre (la quantité) ; que, en déshabillant l’une, on ne pouvait manquer de trouver l’autre comme son essence : qu’il fallait donc s’élever du plaisir de la qualité à la rigueur de la quantité, ou du chatoiement du sensible à l’intelligible de la vérité, la mesure servant précisément d’échelle pour y accéder. Disons que la qualité ne serait qu’un effet de surface, la quantité – le mesurable – la vérité sous-jacente. Or à cette représentation facile comment renoncer ? Sans donc une remise en question de notre ontologie de la connaissance, le règne de la mesure ne se laissera pas ébranler. Il faudra donc faire beaucoup plus que critiquer l’emploi trop extensif, abusif, de la mesure – de ces big ou small data qui nous envahissent et pollueraient l’existence – pour se libérer de ce que l’empire pris par la Mesure a désormais d’inquiétant : pour sortir du fait constaté que la Mesure, qui au départ émancipait l’humain, conduit maintenant à l’aliéner. Il faudra pour le moins promouvoir une autre stratégie, dans notre gestion des hommes et des faits, que celle dont l’impérialisme de la mesure s’est prévalu. Ou disons plutôt que, face à cette hégémonie de la mesure et son ontologie (sous l’apparence est la vérité ou sous l’éprouvé est le mesurable), il faudra promouvoir une pensée qui ne soit pas seulement théorique, selon le vieux couplage théorie-pratique, mais effectivement stratégique. Car le tort de la mesure n’est pas tant qu’elle nous encombre aujourd’hui, tant elle prolifère, ou même qu’on en soit submergé, tant elle afflue de tout côté, ou encore que son emprise soit totalitaire ; mais d’abord qu’elle nous fait passer à côté d’un autre accès possible à la réalité – ou je préfère à dire : à l’« effectivité ».


Il reste une part ou dimension d’évasif dans tout phénomène, de non cantonnable-non attribuable, et c’est elle qui ne se laisse pas mesurer (...). Méconnaître cette part ou dimension d’évasif conduit à une gestion raide, empesée, figée ou je dirais inerte.

Car qu’est-ce qui résiste à la mesure ? Je le nommerai non pas tant l’« immatériel » que l’évasif. Car ce sur quoi la mesure a prise est l’assignable : l’assignable est ce qui se laisse localiser et conférer ; comme tel, l’assignable est ce dont s’occupe le savoir de l’Être et de l’ontologie, sur quoi il est pertinent. Mais il y a ce qui ne se laisse ni cantonner ni attribuer, qui ne se constitue donc pas en prédicat et propriété. Le tort ou plutôt la limite de la mesure n’est pas, je l’ai dit, qu’elle décrète arbitrairement des propriétés, mais d’abord qu’elle suppose que le réel n’est fait que de propriétés qui, comme telles, se laissent caractériser et assigner, par conséquent mesurer. Or il reste une part ou dimension d’évasif dans tout phénomène, de non cantonnable-non attribuable, et c’est elle qui ne se laisse pas mesurer. Il ne s’agit pas là d’un irrationnel, ou de « spirituel » opposé au « matériel », mais de ce qui échappe à la prise par détermination. Méconnaître cette part ou dimension d’évasif conduit à une gestion raide, empesée, figée ou je dirais inerte. Contre quoi je plaiderai pour une gestion qui, prenant en compte cette part ou dimension d’évasif, d’inassignable et donc de non mesurable, est une gestion « alerte ».


C’est moins la mesure qui compte alors pour s’y repérer que tout ce qui, plus subtil, non tangible, vaut à titre d’indice ou de signal ; qui ne peut se laisser étalonner et qualifier par un savoir, mais appelle une vigilance.

Alerte est l’opposé d’inerte. Une gestion inerte est une gestion raidie par les mesures qu’elle fait, sur lesquelles elle s’appuie, donc aussi par les objectifs qu’elle en déduit : elle demeure engoncée dans son projet qui, dès lors, devient un parti pris. Elle est enrayée dans son référentiel et perd sa capacité réactive. Le rapport théorique-pratique, la portant à ne faire toujours qu’appliquer ce qu’elle a édicté, progressivement la fige. Elle manque, rate, cette dimension d’évasif de ce qui ne se laisse pas réduire en propriété et assigner, n’est donc ni prédicable ni mesurable, mais n’en est pas moins effectif, cet effectif s’opposant précisément au caractère strictement déterminatif de la mesure. Alerte dit au contraire cette réactivité à l’évasif qui est aussi le virtuel : ce à quoi – mais qui justement n’est pas un « quoi », pas même un « je ne sais quoi » – on ne reconnaît pas encore de lieu ou de nature propre, qui n’est pas encore déterminable-identifiable et par conséquent quantifiable (mesurable), mais dont découle effectivement l’amorce de la mutation des choses ou disons leur transformation silencieuse. C’est moins la mesure qui compte alors pour s’y repérer que tout ce qui, plus subtil, non tangible, vaut à titre d’indice ou de signal ; qui ne peut se laisser étalonner et qualifier par un savoir, mais appelle une vigilance. Car il ne s’agit pas là d’en revenir benoîtement à l’« intuition » comme à l’autre, demeurant obscure, de la connaissance et de la raison, mais de déplacer et de transformer notre attention. Plutôt que de se confier seulement au déterminatif de la mesure, essentiellement résultatif, d’être attentif à ce que je nommerai la propension des choses, sur laquelle on peut se guider : à ce stade de l’essor où le procès des choses se laisse d’autant plus aisément infléchir, sans qu’on ait à peser, qu’il ne s’est pas encore raidi et figé, ne s’est pas complètement actualisé, ne s’est pas étalé, donc ne se donne pas à mesurer.


François Jullien


Cet article est un extrait de la Revue #19 de Kea & Partners, L'entreprise alerte et (dé)mesurée, téléchargeable ici :


Revue_19_-_L'entreprise_alerte_et_démes
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