Yves Pizay, Senior Partner
François-Régis de Guenyveau, responsable R&D
Le Monde, 25 janvier 2020

« La “yukatisation” redonne aux consommateurs un pouvoir d’influence massif, à coût faible et à l’usage facile et force les marques à améliorer la qualité de leur production. »
Téléchargée plus de douze millions de fois en moins de trois ans, l’application Yuka transforme nos habitudes alimentaires à un rythme stupéfiant. En seulement quelques mois, elle parvient à faire ce que médecins, écologistes, santé publique et lobbys réunis ne sont pas parvenus à réaliser en plusieurs années. Pas d’affiches dans le métro. Ni de slogans télévisés. Ni de message de prévention. Il suffit de scanner un produit avec votre portable et Yuka vous envoie instantanément un score nutritif. Zéro : exécrable. Cent : excellent. Adieu l’opacité des marques et l’indécision au rayon frais. Bienvenue dans l’ère de la simplicité et de la transparence.
Si Yuka n’est pas un cas isolé, il n’en constitue pas moins l’archétype d’un phénomène économique beaucoup plus vaste que nous pourrions nommer « yukatisation » : en s’appuyant sur un système de notation prétendument objectif, de petits acteurs privés se proposent de rendre compte du caractère « vertueux » des marques pour éclairer les individus avant achat. Selon cette définition, les applications comme Good on You, Clothparency, BuyOrNot et autres Kwalito participent du même mouvement.
Transparence
Ce n’est pas le cas, en revanche, des plateformes, comme Amazon, Uber, TripAdvisor ou Booking. Transparence D’une part, parce que leurs systèmes de notation sont construits, à ce jour, sur l’expérience subjective des consommateurs (et non sur des calculateurs supposés impartiaux). D’autre part, parce qu’elles ne rendent compte que de l’expérience de consommation (et non du caractère « vertueux » des producteurs : matières premières utilisées, impact social ou environnemental, etc.).
Alors que 72 % des 18-34 ans n’hésitent pas à changer de marque si celle-ci ne correspond pas à leurs valeurs, selon l’étude faite par YouGov pour GT Nexus, en 2017, on comprend aisément que la transparence promise par la « yukatisation » puisse ébranler les entreprises traditionnelles. Aujourd’hui, dans l’alimentaire, la cosmétique ou la mode. Demain, dans des secteurs aussi divers que les transports, la restauration, les secteurs high-tech ou entertainment. Dernier cas emblématique : le patron du Groupe Intermarché a annoncé vouloir retirer 142 additifs de 900 produits pour obtenir une meilleure note sur Yuka.
Quels contre-pouvoirs ?
La « yukatisation » constitue un progrès indéniable pour au moins deux raisons. Elle redonne aux consommateurs un pouvoir d’influence massif, à coût faible et à l’usage facile et, ce faisant, elle force les marques à améliorer la qualité de leur production. Au nom du vieux principe schumpétérien selon lequel l’innovation stimule la croissance par la mise en compétition (gare aux immobilistes !), ce sont donc non seulement les ménages mais l’ensemble de l’économie qui, à moyen terme, s’en portent mieux.
Pour autant, l’influence croissante de ces applications soulève des questions capitales. D’abord, qui conçoit les systèmes de notation et au nom de quels critères ? Yuka a rendu publiques ses méthodes de calcul pour éviter l’effet « boîte noire », mais cela suffit-il à asseoir sa légitimité ? Good on You assure évaluer l’éthique des marques de mode, mais quelle est cette éthique et à quelle culture commune s’en remet-elle ? Plus largement, si une plate-forme de notation privée encadre à raison le pouvoir des producteurs, par quels contre-pouvoirs est-elle à son tour encadrée ? Les assurances sont placées sous la surveillance d’autorités publiques indépendantes, telles que l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR). On peut se demander quelle forme prendrait un tel dispositif dans un domaine aussi nébuleux que l’éthique ou la responsabilité, le tout dans une société hyperconnectée où chacun peut contrôler tout le monde…
Autre point de vigilance : l’imputabilité de Yuka et consorts. Quels risques prennent-ils ? En quoi souffrent-ils des décisions qu’ils prennent ou qu’ils font prendre aux autres ? Un nouveau modèle Dans son ouvrage Jouer sa peau. Asymétries cachées dans la vie quotidienne (Les Belles Lettres, 2017), face à ceux qu’il nomme les « interventionistas », l’essayiste Nassim Nicholas Taleb rappelle que nul ne peut se prétendre responsable sans « jouer sa peau ». Or, à l’heure où, au nom de principes responsables, de petites équipes agiles ont le pouvoir de faire plier des mastodontes employant des milliers d’individus, il paraît légitime de se demander quelles responsabilités leur incombent en retour. Une marque comme C’est qui le patron ?! semble relever le défi. Son objectif est le même : rester maître de son alimentation. Mais elle ne se contente pas de distribuer les bons points, elle s’implique, elle « joue sa peau », elle construit un nouveau modèle d’affaires proposant aux consommateurs de concevoir directement les produits qu’ils souhaitent retrouver en magasin. Prix, qualité et juste répartition de la valeur entre producteurs et distributeurs sont ainsi définis de manière concertée.
Enfin, jusqu’où pousser le système de « scoring » ? Le réel se résume-t-il à une série d’indicateurs ? Et peut-on tout noter au nom de la vertu ? Les produits, les marques, les entreprises, les comportements des dirigeants et des producteurs ? Toute l’ambivalence de notre époque apparaît en filigrane : sans concertation ni régulation des pouvoirs, la « yukatisation » peut s’inverser en menace, l’émancipation des consommateurs en mimétisme général, le progrès en dystopie. Ouvrons-nous une nouvelle ère de prospérité, ou sommes-nous en train de vivre les cinq premières minutes d’un épisode de Black Mirror ?
Yves Pizay (Associé Kea & Partners, spécialiste des systèmes d’information) et François-Régis de Guenyveau (Recherche & développement et auteur)
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