François-Régis de Guenyveau
2 octobre 2019

Que l’on y soit ou non favorable, c’est indubitablement le discours de Greta Thunberg qui a couvert l’actualité du Sommet pour le Climat à New York, ce 23 septembre 2019. Pourtant, loin des discours et des polémiques, deux autres informations auraient dû attirer notre attention. D’un côté, quatre-vingt-sept multinationales de premier plan ont rejoint la coalition Business Ambition for 1.5°C. De l’autre, les plus grands investisseurs mondiaux ont formé une alliance pour construire des portefeuilles neutres en carbone à l’horizon 2050. Deux initiatives tout-à-fait inédites sur le marché, et passées quasiment sous-silence.
Le même phénomène s’est produit il y a tout juste un mois, lors du Sommet du G7 à Biarritz. Pendant trois jours, tous les regards étaient tournés, à juste titre, vers les incendies de la forêt amazonienne. Mais au même moment, sous la supervision de l’OCDE, trente-quatre multinationales[1] représentant pas moins de 1000 Mds d’euros de chiffre d’affaires, lançaient la coalition B4IG (ou Business for Inclusive Growth, soit les affaires pour une croissance inclusive) afin de tester de nouveaux modèles économiques capables de partager plus équitablement les profits, au-delà des seuls actionnaires. Concrètement, les entreprises signataires se sont dotées d’un incubateur fonctionnant comme une communauté de savoirs et d’expérimentation. Elles se donnent trois ans pour étudier et mettre en place de bonnes pratiques en matière de croissance dite « inclusive » : salaires décents sur toute la chaîne de valeur, lutte contre le travail forcé, programmes de formation professionnelle, amélioration de l'accès aux services de base tels que la finance, les assurances et les transports dans les régions isolées.
« L’entreprise du XXIème siècle sera politique ou ne sera plus. » (Pascal Demurger, Directeur Général de la MAIF)
De telles initiatives démontrent avec force que les Etats ne sont plus les seuls garants du bien commun. « L’entreprise du XXIème siècle sera politique ou ne sera plus » écrit Pascal Demurger, Directeur Général de la MAIF, dans son livre manifeste préfacé par Nicolas Hulot. Or c’est exactement la même idée qui a sous-tendu la création du B4IG. Pour son président Emmanuel Faber, PDG de Danone, la mutation qui est en cours ne vise en effet rien de moins qu’un « nouveau contrat social entre le gouvernement, les entreprises et la société. » Si cette mutation se réalise, il y a donc tout lieu de parier qu’elle mettra chaque dirigeant devant une alternative décisive. S’en tenir au statu quo libéral selon lequel, pour reprendre le célèbre mot de Friedman, le chef d’entreprise n’aurait « qu’une seule responsabilité : accroître ses profits pour les actionnaires ». Ou bien explorer de nouvelles voies en cherchant à aligner les intérêts particuliers sur l’intérêt général.
Or, précisément, qu’est-ce que l’intérêt général ? Qui fixe les critères permettant d’en définir les contours ? Au nom de quelle autorité et de quelles croyances ? Comment transformer l’entreprise en conséquence et par où commencer ?
Trois principes pour mener une transformation responsable
Sans doute les dirigeants signataires ne sont-ils pas parfaits. Sans doute ne relèveront-ils pas à eux seuls les grands défis du monde contemporain. Mais en attendant, ils agissent, et le pragmatisme dont ils font preuve devrait nous inspirer. Nous faisons en effet face à une crise écologique, des tensions sociales extrêmement vives, une révolution digitale bouleversant les métiers traditionnels. Dans un tel contexte, croître en responsabilité ne signifie pas tout traiter en même temps et au même niveau. Le dirigeant doit au contraire faire des choix, prendre des engagements clairs et mesurables, compatibles avec la personnalité de l’entreprise.
Le deuxième principe est celui de la cohérence. S’il est nécessaire de doter l’entreprise d’une raison d’être conciliable avec le bien commun, il faut surtout lui donner corps, incarner cette raison d’être dans la stratégie et le modèle économique. Principe d’autant plus nécessaire que, pour le meilleur et parfois pour le pire, salariés et consommateurs veillent de plus en plus scrupuleusement sur ces sujets. Or cela ouvre des chantiers aussi cruciaux que sensibles pour les dirigeants : l’adhésion des actionnaires au projet de l’entreprise, la création d’une chaîne d’approvisionnement et de distribution efficiente et circulaire, le partage plus équitable du pouvoir et de la valeur entre les parties prenantes, la participation des salariés à la gouvernance de l’entreprise, ainsi que le préconisait le rapport Notat-Senard qui a préludé à la loi Pacte adoptée par le Parlement en juin dernier.
Troisième principe, la vitalité. Arrimer l’entreprise à des objectifs intenables et figés risque de moraliser l’activité et de tuer dans l’œuf les initiatives personnelles. Pour le dirigeant, il s’agit de faire tenir deux pôles a priori contraires : assurer que ses collaborateurs partagent la même mission d’intérêt général, et veiller à ce que cette mission ne transforme pas l'activité en militantisme manichéen, mais favorise au contraire le débat, le questionnement et la liberté d’entreprendre.
Pragmatisme, cohérence, vitalité. Ces trois mots doivent être les balises de la longue transformation qui s’annonce. Car au fond il ne s’agit pas tant de répondre ponctuellement à une crise écologique que de refonder notre système économique et social dans son ensemble, à l’échelle des entreprises comme à celle des nations. Un défi inédit dont la complexité n’enlève rien à l’urgence d’agir.
[1] Dont Danone, L’Oréal, BNP Paribas, Axa, Unilever, Engie et Kering.
Plus d’informations sur http://www.oecd.org/inclusive-growth/businessforinclusivegrowth/