Thibaut Cournarie
Extrait de la table ronde "Le retour des communs" Campus de l'Innovation Managériale, ESSEC Business School, novembre 2019

« Ce qui est commun au plus grand nombre fait l’objet des soins les moins attentifs. L’homme prend le plus grand soin de ce qui lui est propre, il a tendance à négliger ce qui qui lui est commun », écrivait Aristote au livre II de la Politique.
Dans cet échange issu d'une table ronde donnée en novembre 2019, Thibaut Cournarie revient sur la notion de "communs", développée par l'économiste Elinor Ostrom, dont il prône la réhabilitation au sein même des entreprises, qui leur ont tourné le dos pendant des décennies. A l'heure d'une mondialisation à marche forcée, de la crise économique, climatique et sociale, de la dégradation de l'intérêt collectif au bénéfice des initiatives privées, les biens communs ne seraient-ils au coeur du capitalisme responsable que les dirigeants semblent appeler de leurs voeux ?
François-Régis de Guenyveau : Nous le constatons chaque jour, la situation économique devient préoccupante, politiques et financiers alertent sur le niveau des dettes publiques et privées et un possible effondrement de la croissance en 2020. La crise climatique est maintenant dans tous les esprits, avec les incendies géants en Amazonie et en Australie de l'été dernier, et les discours du G7 et du Sommet pour le Climat de ces derniers mois. Enfin, sur le plan social, les tensions ne font que s'exacerber, renforçant la montée des populismes et fragilisant la démocratie. A l'instar de l'anthropologue Bruno Latour, vous semblez établir un lien entre toutes ces crises. Quel est ce lien ? Comment en est-on arrivés là ? Et en quoi l’entreprise moderne porte à votre avis sa part de responsabilité ?
Thibaut Cournarie : Il existe un lien entre les crises que nous traversons et le système économique tel que nous l'avons construit jusqu'à présent. Et puisqu’il est devenu urgent de nous responsabiliser, il est aussi urgent de comprendre les mécanismes qui ont conduit à notre déresponsabilisation en repartant de l'économie.
Les hommes se sont affranchis de leurs limites sociales, physiques et politiques en Europe au cours du 18ième Siècle, sous l'impulsion de facteurs divers : les découvertes des grands explorateurs européens qui ouvrent la voie au développement du commerce (le modèle hollandais) ; la diffusion d’idées d’émancipation (Lumières en France, presse économique en Angleterre) ; la maturité d’innovations technologiques (agriculture et vapeur) ; le développement de nouvelles industries fortement capitalistiques notamment le sucre dans les Antilles ; un recul du poids des traditions sociales et religieuses et un affaiblissement relatif du pouvoir politique (en Angleterre).
Avant de devenir la norme, notre système capitaliste a été un mouvement "underground", en opposition profonde avec les traditions rurales, économiques, sociales et politiques de l’époque. De nouvelles pratiques économiques (agricoles) ont commencé à se diffuser, d’abord lentement dans des cercles restreints de précurseurs (décriés ou méprisés par les autres en leur temps) puis très rapidement sous l’effet des mécanismes de marché. Progressivement, un nouveau « système » économique a remplacé l'ancien, et nous en sommes toujours les héritiers.
FRG : Quelles sont ses caractéristiques ?
TC : J'en vois trois principales. Premièrement, l’appropriation privée des moyens de production (le développement des enclosures en Angleterre est extrêmement révélateur de ce phénomène, auparavant, c'étaient des communautés villageoises qui géraient des communs). Deuxièmement, la marchandisation c’est-à-dire le recours systématique au marché pour échanger les fruits de son travail mais également pour acquérir ses moyens de production (on passe ainsi du travail à l’emploi). Troisièmement, la rationalisation ou la modélisation, en vue d'améliorer continuellement l’efficacité à court-terme du travail.
Tous ces mécanismes ont un point commun : ils consistent à abstraire, découper, cloisonner, isoler les acteurs économiques les uns des autres ou les objets qu'ils manipulent : la parcelle du commun (clôture), le paysan de la communauté, le produit de son producteur, la force de travail du métier (contrat de travail, division des tâches), le capitaliste de l’investisseur (société anonyme), l’acheteur du vendeur (marché, argent), le temps court du temps long, etc.
FRG : En quoi cette pensée rationaliste et cloisonnante constituerait-elle une limite pour notre système économique et social ? Quel lien faites-vous alors avec la notion de communs ?
TC : Cette approche « cloisonnante » nous a permis de nous affranchir des limites de l’économie malthusienne, certes. Mais elle nous a aussi déresponsabilisé vis-à-vis des impacts de notre travail sur notre environnement. En réalité, les crises écologique, sociale et politique que traverse l’Occident sont la manifestation des limites de ce que nos communs sont capables d’endurer vis-à-vis de l’usage privatif que nous en faisons : deux-cents ans après l’émergence de notre système capitaliste et son institutionnalisation, nous avons totalement occulté l’existence de cet objet économique que sont les communs pour nous consacrer entièrement à nos initiatives privées.
FRG : Vous semblez être un lecteur attentif de l'oeuvre d'Elinor Ostrom, la première femme à avoir reçu le Prix Nobel d'Economie (2009). Pouvez-vous nous en dire plus sur cette notion de communs dont elle était la spécialiste la plus réputée, et sur l'apport de ses travaux dans le champ économique ?
TC : Dans Governing the commons, Elinor Ostrom, étudie des situations où des acteurs économiques se retrouvent confrontés les uns aux autres à devoir gérer un intérêt commun. Situations que synthétisent la théorie du passager clandestin et le dilemme du prisonnier, qui fascinent les économistes depuis des années : des acteurs rationnels peuvent faire des choix qui maximisent leur intérêt personnel (optimum local) mais ne maximisent pas l’intérêt collectif (optimum local). C'est exactement la situation dans laquelle nous nous trouvons actuellement avec le réchauffement climatique, la crise environnementale, ou encore le déclin des démocraties.
Ostrom revient d'abord sur les travaux de Garrett Hardin en 1968, la Tragédie des Communs. Face à cette incapacité du collectif à trouver un optimum global par la somme d’actions individuelles, Hardin préconise soit : 1) de faire gérer la ressource commune par une entité régulatrice tierce à savoir l’Etat et 2) de privatiser toutes les ressources communes pour faire en sorte que la question de l’intérêt collectif ne se pose plus
En lisant Ostrom, on comprend que l’idéologie n°1 s’est effondrée il y a 30 ans (il est impossible ou au moins inefficace de vouloir gérer la complexité des relations économiques entre une multitude d’acteurs depuis une seule tête pensante). Et on comprend aussi que l’idéologie n°2 est en mauvaise passe (il est en effet impossible de faire abstraction de la dimension communautaire des ressources que l’on exploite, en clair, chaque acteur économique, par son activité individuelle et rationnelle, est le passager clandestin d’un ou plusieurs autres acteurs).
FRG : Qui faut-il croire alors ? Existe-t-il une troisième voie ?
Avec la notion de biens communs, Ostrom rappelle une vérité toute simple que nous avons oubliée : nous sommes reliés les uns aux autres. L’exploitation faite de la forêt primaire en Asie du Sud-Est pour planter des palmiers à huile et ainsi nourrir le consommateur européen relie entre elles les destinées de populations distantes de plusieurs milliers de kilomètres.
Ce constat va entraîner trois déductions à partir desquelles Ostrom va construire son analyse :
1) Pendant des décennies, l’équation fondamentale du capitalisme a consisté à dire que l’optimum global était la somme des optimums locaux. Mais cette équation a trouvé sa limite car il n’y a pas (il n’y a jamais eu) d’activité locale qui fonctionne de manière totalement déconnectée du reste du monde « toutes choses égales par ailleurs ».
2) La forme d’organisation que choisissent les acteurs qui exploitent une ressource commune ne fait pas disparaître les liens d’interdépendance liés au fait que cette ressource soit commune. Ce qui change c’est le résultat qu’ils en retirent : si l’organisation ne leur permet pas de coopérer, ils en retireront un bénéfice total inférieur à une organisation qui leur permet de coopérer.
3) Le problème des prisonniers n’est pas qu’ils sont face à un dilemme. C’est qu’ils sont prisonniers : c’est-à-dire à la fois ignorants de ce qu’ils pourraient collectivement gagner à coopérer et à la fois contraints à l’indépendance d’action
FRG : concrètement, quel lien faites-vous entre la théorie économique d'Elinor Ostrom et le monde de l'entreprise ? L'entreprise peut-elle contribuer à la réhabilitation des communs ? Et si oui, dans quelle mesure ? Par où peut-elle commencer ?
TC : Comme pour les prisonniers du dilemme, l'entreprise devrait commencer par identifier ses communs (1) et prendre conscience de ses interdépendances avec ses parties prenantes. Il en existe en son sein (par exemple tous les actifs immatériels) mais aussi entre elle et les autres acteurs avec qui elle interagit (la filière propre à son secteur, les territoires où elle est implantée, etc)
Ensuite, et toujours comme les prisonniers, elle devrait créer les conditions du dialogue (2), s’ouvrir à des collectifs auxquels elle n’a pas l’habitude de s’ouvrir. De là va naître une deuxième prise de conscience sur la valeur des communs : les membres de l'entreprise vont comprendre qu'il y a plus à gagner en se coordonnant avec différentes entités qu’en agissant de manière indépendante. La conscience de la finitude de nos ressources grandit, la valeur actualisée de nos communs grandit avec elle, et ainsi grandit également la valeur de l’action coordonnée.
Troisième défi : passer du dialogue à la coordination (3), ce qui n’est pas une mince affaire même si nous ne sommes pas condamnés à l’isolement comme les prisonniers. La coordination a en effet un coût et il existera toujours la tentation d’agir en passager clandestin du commun. La notion d'holomorphisme chère à Edgar Morin est peut-être une partie de la solution : inclure du local dans la gouvernance du central, créer des lieux de régulation des conflits entre les intérêts locaux et le central
Enfin, l'entreprise doit questionner ce qu’elle entend par performance (4). Si on se donne la contrainte de vouloir transmettre les communs ou si on n'a pas le choix que de les préserver parce qu’ils vont disparaître, alors la valeur future de nos communs va prendre beaucoup plus de poids par rapport à sa valeur présente.
FRG : Comment amorcer ce mouvement à grande échelle ? Existe-t-il des pionniers sur ce sujet parmi les dirigeants d'entreprises ? Croyez-vous que la recherche sur les communs va finir par influencer le marché ?
TC : Comme pour la transformation capitaliste, je pense que la transformation responsable viendra des acteurs à l’intérieur du système en place et non d’une action publique, ce qui n'enlève évidemment rien au rôle essentiel de l'Etat dans l'orientation de l'économie. Plus généralement, il me semble que beaucoup de conditions sont comparables à celles qui ont permis l’émergence du système capitaliste au 18ième siècle : perte d’influence des pouvoirs publics, sensibilisation et prise de conscience du grand public sur les enjeux sociétaux, déploiement de nouvelles techniques agricoles (raisonnée, bio, permaculture…), transition énergétique en émergence. En un mot, les conditions sont réunies. Reste à savoir si les quelques pionniers qui osent déjà s'investir dans ce sens finiront par atteindre une masse critique capable d'entraîner les autres.