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[Conférence] Laurent Bibard : la philosophie à l'assaut du travail


 

Laurent Bibard, professeur de philosophie et de gestion à l'ESSEC Business School

Congrès de Philosophie des Sciences de Gestion 2020

ESSEC Business School

Novembre 2020

Propos recueillis par François-Régis de Guenyveau, Kea & Partners

 

A l'occasion du Congrès de Philosophie des Sciences de Gestion 2020 organisé par l'ESSEC Business School et la SPSC, Laurent Bibard offre une réflexion sur les liens sous-jacents entre crises, capitalisme et modernité. Ce faisant, il démontre que la philosophie, comme capacité à problématiser ce qui advient, est plus que jamais nécessaire pour penser un dépassement de notre système économique.


Sont interrogées ici les notions de sciences et de gestion, en l'évidence de leurs pratiques respectives, circonscrites à leurs territoires et objectifs propres. Elles sont mises en perspective par rapport à ce que devrait être un réaménagement fondamental du sens de la vie économique, sociale et politique. En bref, de la vie humaine.



Introduction


Deux observations pédagogiques liminaires, symptomatiques de la crise que nous vivons :


1) Ces vingt dernières années, j'ai été frappé de voir que la plupart des étudiants de Grandes Ecoles internationales étaient convaincus que "le but d'une entreprise était de faire du profit." Cette idée est à vrai dire partagée bien au-delà des Grandes Ecoles, et les crises successives ont au moins le mérite de nous révéler cette méprise : le monde entier est en effet envahi par cette présupposition tenue pour acquise selon laquelle l'économie a pour but d'augmenter son profit. Il ne faut donc pas s'étonner du développement radical de la finance ces dernières décennies.


2) Un constructeur de systèmes embarqués pour avions annonçait récemment qu'il n'y aura bientôt plus de pilotes dans les cockpits, qu'ils seront remplacés par des intelligences artificielles jugées plus fiables. Lorsque j'ai réagi en disant que je ne monterais pas dans un avion sans pilote humain, la réponse du constructeur a fusé : "Le problème est que vous ne le saurez pas."


Voilà qui plante le décor du monde du travail : d'une part, un monde économique qui a été longtemps exclusivement orienté en vue de servir le profit d'entreprises privées de plus en plus puissantes ; d'autre part, des technologies dont ceux qui les fabriquent sont convaincus qu'il peuvent penser à la place des autres et pour leur bien (ce qui, en philosophie politique, s'appelle tout simplement la tyrannie).


Ces expériences pédagogiques sont fondamentales pour comprendre les racines de la crise que nous vivons, laquelle n'est pas seulement une crise sanitaire, ni même économique et sociale, mais d'abord et avant tout une crise culturelle.




I. Les sciences


1) Les sciences sont plus modestes que les technologies qu'elles rendent possibles

Si les technologies nous fascinent et donnent lieu à tous les fantasmes du contrôle et de l'immortalité (transhumanisme), les sciences, quant à elles, ont connu une crise radicale au 20ème siècle qui les a rendues beaucoup plus humbles (cf les 23 problèmes de Hilbert énoncés en 1900, l'émergence de la physique quantique et les problèmes d'incertitude et d'observable, ou encore les théorème d'incomplétude de Gödel au début des années 30).


2) Ces sciences sont pourtant inséparables des technologies

Deux grandes questions traversent l'histoire de l'humanité : est-il techniquement possible de tenter de maîtriser la nature pour échapper à son caractère violent et imprévisible ? Et si oui, est-ce souhaitable ?

Une seule civilisation a répondu par l'affirmative à ces deux questions : la civilisation moderne, au moment de la Renaissance et des débuts de ce que nous avons appelé l'humanisme. Ce projet moderne visant à se rendre comme "maîtres et possesseurs de la nature" a réuni les sciences et la technique et permis l'hégémonie de l'Occident sur le monde en tant que culture du contrôle.

La crise du Covid nous rappelle que ce projet bute sur une impasse : le contrôle total (projet dont les transhumanistes sont les meilleurs représentants aujourd'hui) est tout bonnement impossible. [Paradoxalement, pourrait-on dire, plus le système est technique, moins il est prévisible, donc moins il est contrôlable ; c'était la thèse d'Ellul, NDLR).


3) Les sciences modernes sont transformatives du réel

Dans le Prince de Machiavel : "Les hommes universellement jugent plutôt aux yeux qu'aux mains, car tout le monde peut voir, mais comprendre bien peu."

L'idée est de dépasser la simple observation du réel et de remplacer la compréhension par la manipulation.


4) L'algèbre, par son travail sur les signes, détache la possibilité de la connaissance du réel


5) Pour échapper à la science prédatrice et transformatrice, il faut revenir à la chose-même, c'est-à-dire à la politique,

Leo Strauss estime que la phénoménologie de Husserl et Heidegger a oublié le politique et qu'en cela elle ne peut être véritablement effective. Le politique concerne en effet la question du corps, de nos vies ensemble, de la gestion de la cité. Il faut créer une philosophie politique concernant les corps, non la science et la transformation du monde. Nous devons donc passer d'une épistémologie visant à transformer le monde à une épistémologie visant à faciliter notre vie tous ensemble.



II. La gestion


Nous avons extrêmisé la pensée de Hobbes à travers des courants collectifs absolutistes (nazisme, communisme, islamisme) et, à l'opposé, extrêmisé la pensée de Locke à travers la recherche d'un individualisme radical (libéralisme financiarisé). Cette déchirure culturelle s'exprime avec force depuis le libéralisme anglo-saxon (le fameux "there is no alternative" de Thatcher) et la chute du communisme : le triomphe d'un libéralisme actionnarial n'ayant pas d'autre finalité que le profit a provoqué des réactions communautaristes extrêmement violentes partout dans le monde.


Autrement dit, les fondamentalistes n'ont pas le monopole de l'extrémisme. Le capitalisme libéral est par exemple fondé sur des modèles théoriques extrémistes (néo-classiques) supposant la rationalité pure des individus et la parfaite circulation de l'information. Cette obsession de la rationalité est aussi obsession de l'efficacité et de la perfection.


Camus anticipe ce danger du capitalisme dans L'homme révolté lorsqu'il estime que toutes les grandes révolutions conduisent à des terrorismes d'Etat. Le capitalisme fait partie d'une grande révolution. Il en porte du moins les trois caractéristiques mis en lumière par Camus : le rêve d'une perfection possible, universelle, et faisant table rase du passé (soit la rationalité pure, l'économie de marché mondialisée et l'obsession de la rupture, NDLR. On parle d'ailleurs de disruption, de nouveaux paradigmes, de nouvelle économie ; et l'exercice stratégique consiste en soi à trouver l'astuce qui rendra obsolète tous les concurrents).


Il faut sortir de cette radicalité, de cette quête de la perfection absolue qui non seulement heurte notre conscience et notre dignité, mais provoque de la méfiance, pour ne pas dire de la défiance (c'est la conséquence de l'individualisme rationnel dans une configuration de type dilemme du prisonnier, où nous sommes, c'est-à-dire où l'information ne circule pas parfaitement, NDLR). Face à obsession maladive de la perfection, il est capital que nous réapprenions le sens de la relation, de la défaillance et de la douceur, trois phénomènes dont la manifestation la plus concrète, la plus évidente, se trouve dans l'union des corps.



III. La philosophie


Pourquoi philosopher (en particulier dans le monde du travail) ? Et comment philosopher ?


Passons par la notion d'apprentissage. Non pas seulement apprentissage technique ou manuel, mais apprentissage au sens large, apprentissage de la vie, apprentissage du monde : quand peut-on savoir qu'on sait faire quelque chose ? Quand on n'a plus besoin d'y penser au moment où on le fait, quand on fait corps avec cette chose. Quand nous sommes en quelque sorte ce que nous apprenons. Quand ce que nous apprenons devient inconscient, un réflexe auquel on ne pense plus, auquel on ne réfléchit plus.


Tout apprentissage nous fait passer d'une réflexion consciente à des réflexes inconscients. Et tant mieux, car nous avons besoin de ces réflexes, comme nous avons besoin d'évidences pour vivre et nous organiser en société, autrement nous deviendrions fous (la folie est d'abord solitude). Mais le danger, est de s'endormir, de ronronner, de ne plus mettre en cause les évidences.


La vraie vie passe donc par l'apprentissage, le désapprentissage et le réapprentissage. La vraie vie suppose le savoir, le doute et la création d'un nouveau savoir. Voilà précisément l'utilité de la philosophie : sortir de nous-mêmes en problématisant ce que nous vivons.


Dans les deux apologies de Socrate, relatées par Platon et Xénophon, qui sont les accusateurs de Socrate ? Qui cherche à l'exécuter ? Toute la cité, tout Athènes. Pourquoi ? Parce que, contrairement aux "présocratiques", Socrate fait descendre la philosophie dans la cité. Parce qu'il remet en cause les évidences, bouscule l'ordre établi, fait douter de la légitimité du pouvoir. Or ni le pouvoir ni le peuple ne souhaite être bousculé. Il préfère continuer de dormir plutôt que de questionner ses certitudes (on retrouve la même idée chez Dostoïevski, dans le célèbre chapitre des Frères Karamazov sur Le Grand Inquisiteur, NDLR).


D'où, pour Leo Strauss, cette idée qu'il existe une tension ontologique, indépassable entre la politique et la philosophie, entre les évidences tenues pour acquises et la problématisation, les réflexes et la réflexion. Cette tension Athènes-Socrate est également interne à chacun de nous (c'est la tension esprit / corps platonicienne, ordre / désordre chez Morin, ou apollinien / dionysiaque chez Nietzsche, NDLR). C'est aussi la tension qui existe aujourd'hui en entreprise, entre la tentation du modèle et l'impératif de la vitalité.


Laurent Bibard, Professeur de philosophie et de gestion à l'ESSEC Business School


Revoir l'intégralité des interventions du Congrès des Sciences de Philosophie et de Gestion : https://sites.google.com/a/essec.edu/congres-spsg/replay



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