Christophe Itier, Haut-Commissaire à l’Economie sociale et solidaire et à l’Innovation sociale
Propos recueillis par Benoît Gajdos et Thibaut Cournarie, Kea & Partners
Au lendemain du vote de la loi Pacte, en mai 2019, vous avez lancé, sous l’impulsion du Ministère de la transition écologique et solidaire, la coalition « 10% pour tout changer ». De quoi s’agit-il ?
CHRISTOPHE ITIER : De réunir un maximum d’entreprises dans un esprit de coalition autour des sujets économiques, écologiques et sociaux. Nous avons pour cela trois ambitions.
Il ne faudrait pas croire que la bataille est gagnée. Il reste encore à emporter la norme.
La première consiste à faire vivre la loi Pacte auprès des entreprises, l’incarner concrètement sur le terrain. De plus en plus de dirigeants ont maintenant conscience que la question du sens et de la contribution de l’entreprise est un enjeu majeur d’attractivité et de rétention des talents. Les consommateurs et les salariés font eux aussi de plus en plus pression pour un réalignement entre économie et enjeux écologiques et sociaux. Tout cela est positif, et les nombreuses tribunes parues pendant la crise ont certainement contribué à cette tendance. Pour autant, il ne faudrait pas croire que la bataille est gagnée. Il reste encore à emporter celle de la norme.
Deuxième ambition : élargir le périmètre des initiés de la responsabilité, s’adresser à l’ensemble du tissu entrepreneurial français. Ici, il y a urgence. La crise démontre bien que nos modèles sont fragiles et que si nous ne nous transformons pas tous ensemble, nous nous exposons à des risques très importants, y compris en matière de croissance économique.
Troisièmement, faire dialoguer des univers différents pour faire « pivoter » le modèle au-delà du simple périmètre de marché. C’est pour cela que nous réunissons à la fois des entreprises (grands groupes, PME, TPE, ETI, startups), des universitaires qui tracent des perspectives, des têtes de réseau qui sont déjà engagées, des territoires, des éditeurs de labels et de certifications, des organisations patronales, associatives ou entrepreneuriales… Sans compter les institutions publiques, parce que nous savons tous que si nous voulons être à la hauteur de ces enjeux, nous avons besoin d’une structure capable d’organiser les alliances et les points de convergence.
Quelles sont les difficultés que vous rencontrez pour atteindre la masse critique des 10% à partir de laquelle la bascule sera possible ?
Une première difficulté est liée au contexte et au temps dont nous disposons. Depuis le début, l’un des ressorts de la coalition est l’urgence à agir et à mobiliser plus largement. Mais avec la crise, tout s’accélère encore plus. Ce que nous avions prévu de faire en cinq ans, il va falloir le faire en deux.
Autre difficulté – plus profonde, plus structurelle : se montrer à la fois très ambitieux sur les objectifs et très pragmatiques et indulgents sur le chemin à parcourir. Ambitieux parce que, qu’on ne s’y trompe pas, nous ne visons rien de moins que la transformation de l’économie. Pragmatiques, parce qu’on a bien conscience que les niveaux de maturité et de complexité ne sont pas les mêmes d’une entreprise à l’autre : une industrie extrêmement carbonée ne peut pas emprunter le même chemin qu’une startup du secteur tertiaire par exemple. C’est pour cela que l’outillage que nous offrons doit être évolutif et adapté. Et enfin indulgents, parce qu’on sait très bien qu’à titre individuel il est difficile de changer nos comportements du jour au lendemain. Par habitude, par facilité ou par plaisir, nous avons tendance à nous montrer naturellement résistants face au changement et nous nous retrouvons tous en contradiction entre nos désirs et nos actions, moi le premier. Alors il n’y a pas de raison que ce soit plus facile pour des entreprises. Même les leaders en matière d’économie écologique et solidaire savent très bien qu’une partie de leur activité demeure encore inadaptée aux défis actuels.
Vous êtes en contact permanent avec le terrain. Quels retours recevez-vous de la part des dirigeant(e)s que vous rencontrez ?
Il est difficile pour les entreprises de s’approprier tous ces sujets et de les adresser de manière méthodique. Surtout pour les petites organisations (PME, TPE, startups) et surtout dans ce contexte de crise. De fait, il y a deux types de témoignages qui remontent régulièrement.
Le premier, c’est celui de l’entreprise qui est sur tous les fronts à la fois et qui n’a pas le temps de traiter des questions extra-financières de long-terme. « Moi patron, moi patronne de PME, mon objectif en ce moment, c’est la survie. Les enjeux de transition me dépassent un peu. La raison d’être ? Ça me paraît trop sophistiqué. La mission ? Un peu vaporeux. En même temps, je sens bien qu’il y a des choses à faire et je ne voudrais pas finir par me sentir coupable… »
Le second témoignage, c’est celui de l’entreprise qui souhaite s’engager mais qui ne sait pas comment s’y prendre. « Je suis prêt à y aller. Je suis convaincu que la trajectoire que vous proposez est la bonne, mais par quel bout la prendre ? Par où commencer et avec qui ? »
Nous allons lancer la plateforme Impact Store, une sorte de vitrine et de mise en relation des entreprises sur toutes les thématiques clés de la transition (RSE, mécénat d’entreprise, financement, raison d’être et mission etc).
Et que leur répondez-vous ? Quel est votre plan d’action ?
Sur la forme, d’abord, je distinguerais deux sujets. Le premier consiste à changer notre vision de la responsabilité, et le second à nous montrer pédagogues.
Sur le premier point, je constate que nous avons encore trop tendance à considérer la RSE sous un angle normatif. Il faut au contraire rappeler les opportunités économiques sous-jacentes. Et rien de tel pour cela que d’organiser des rencontres de pair à pair. Par exemple avec des témoignages d’entreprises qui se sont engagées sur ce chemin d’exigence et qui en ont tiré des sources de croissance. Ou avec des réseaux de savoir-faire comme la communauté des entreprises à mission. C’est dans cette logique que nous allons lancer la plateforme Impact Store, une sorte de vitrine et de mise en relation des entreprises sur toutes les thématiques clés de la transition (RSE, mécénat d’entreprise, financement, raison d’être et mission etc).
Il faut aussi se montrer pédagogue, c’est-à-dire dédramatiser le sujet, le rendre simple et accessible, donner de la clarté et de la visibilité à ce qu’il est possible de faire aujourd’hui en matière de transition. Il existe en effet une multitude de leviers et d’outils, mais les dirigeants n’ont souvent ni le temps ni les moyens de s’en emparer. Notre credo : c’est un chemin ouvert à tous, qu’on peut commencer à n’importe quel niveau et y aller pas à pas. Et l’Etat a certainement un rôle à jouer pour aider à faire ce premier pas. Une fois que celui-ci est réalisé, la dynamique est là et c’est presque déjà gagné : vos parties prenantes sont embarquées avec vous et donc le retour en arrière n’est plus possible.
Et sur le fond ?
Nous agissons là aussi sur deux volets : d’une part, l’amélioration du modèle économique à périmètre légal, juridique et fiscal constant ; de l’autre, le lancement de nouveaux chantiers structurants pour l’économie.
En ce qui concerne le premier volet, nous proposons un accompagnement composé de trois étages et nous n’hésitons pas à faire intervenir des acteurs extérieurs pour cela.
D’abord, un outillage, avec des objectifs simples pour avoir des gains rapides et enclencher un cercle vertueux. Exemples : comment être accompagné en tant qu’entreprise pour rendre ses événements éco-responsables ? Comment mieux gérer ma flotte automobile ? Quel mix énergétique développer ?
Ensuite, la définition et la conception d’une stratégie RSE robuste. Ici, l’objectif est de faire de la RSE une partie intégrante de la stratégie dans une perspective contributive, et pas seulement compensatrice.
Enfin, dernier étage : la transformation du business model, c’est-à-dire l’intégration dans le modèle d’affaires des enjeux écologiques et sociaux au même niveau que les enjeux financiers. Ceux-ci doivent évidemment être adaptés au niveau de conscience, de volonté et de capacité de l’entreprise.
Si nous voulons réformer le capitalisme, il faut aussi toucher au logiciel, à quelques fondamentaux de l’économie. Pour cela, nous travaillons sur un certain nombre de chantiers structurants.
Tout cela est nécessaire mais pas suffisant. Si nous voulons réformer le capitalisme, il faut aussi toucher au logiciel, à quelques fondamentaux de l’économie. Pour cela, nous travaillons sur un certain nombre de chantiers structurants. J’en citerai quatre, qui sont à mon avis les plus représentatifs, et peut-être aussi les plus complexes.
Le premier est celui de la comptabilité. Si l’on veut que les entreprises qui s’engagent aient un réel avantage sur les autres, il faut peut-être revoir notre conception de la valeur, « compter ce qui compte vraiment ». On encourage donc l’évolution des normes comptables, par exemple sur des sujets de carbonation de la chaîne d’approvisionnement, et l’appropriation par les entreprises de ces normes en tant qu’outils d’aide à la décision, au même titre que la comptabilité légale.
Le deuxième chantier auquel nous nous attaquons est celui de la formation : comment préparer les managers et dirigeants à la performance globale, que ce soit à travers la compréhension des enjeux macroéconomiques ou la maîtrise d’outils de gestion d’entreprise ? C’est une attente forte des jeunes générations, et on sait qu’un certain nombre d’étudiants et jeunes diplômés choisissent leur employeur sur ce type de critère.
Troisième chantier structurant : la finance. Parce qu’on ne pourra pas faire valoir des nouveaux modèles de prospérité sans la transformation de celle-ci. Le One planet Summit a été un accélérateur important sur le sujet de la finance verte, mais je crois que nous n’en sommes qu’au début de l’histoire, que ce soit en France ou en Europe. L’un des enjeux consistera à terme à associer dans un même ensemble de finance à impact l’aspect social et l’aspect écologique, au lieu d’avoir un effet de balancier de l’un vers l’autre comme aujourd’hui.
Dernier chantier fondamental : celui de la mesure. Rien que sur le volet environnemental, nous avons par exemple en France 400 labels. Bien entendu, c’est le signe d’une vitalité positive, mais cela pose aussi la question de la visibilité et de la simplicité des démarches pour ceux qui souhaiteraient s’engager. N’importe quelle partie prenante de l’entreprise devrait pouvoir demain disposer d’indicateurs simples, transparents, qui font autorité sur l’impact social et environnemental.
Jusqu’à présent, il y avait une démarcation assez nette entre l’ESS d’une part et l’économie classique de l’autre. Quels champs de coopération voyez-vous entre ces univers et quels leviers actionner pour les faire converger vers une économie « souhaitable » ?
La distinction entre ESS et économie classique devrait à terme disparaître
En France, nous cultivons beaucoup la dialectique avant-après, mais dans la réalité, il faut rappeler qu’il existait beaucoup de points de convergence avant le lancement de la coalition. Nous avons de nombreux exemples de grands groupes ou d’ETI travaillant depuis des années avec des acteurs de l’ESS. Les premiers bénéficient d’une expertise pour donner de l’authenticité à leurs engagements et améliorer leur performance sociétale (économie circulaire, gestion des invendus par exemple). Les seconds peuvent trouver des leviers de croissance et de développement. Donc, avant même de créer de nouveaux points d’alliance, il faut faire valoir ceux qui existent déjà et les renforcer, via une mise en réseau et de l’outillage.
Cela dit, les lignes bougent quand même, et je partage votre intuition : si l’on réussit notre projet, alors, à terme, la distinction entre ESS et économie classique devrait disparaître. L’un des grands sujets que je porte actuellement par exemple, c’est celui des filières dans le contexte de sortie de crise. Mobilité, rapport au travail, production locale : ces sujets, mis en exergue avec le confinement, méritent qu’on les traite au plus haut niveau avec l’ensemble des acteurs, qu’ils proviennent du monde de l’ESS ou des entreprises traditionnelles. Je souhaiterais qu’on les porte de manière structurée à travers trois ou quatre filières économiques, à impact social et environnemental fort. C’est l’occasion non seulement de répondre aux attentes concrètes des citoyens, mais de construire une politique économique adaptée aux enjeux actuels.
Vous parlez de filières, qui ont pour caractéristique de remettre au centre du jeu la notion de biens communs, laquelle avait pratiquement disparu du champ économique de ces dernières décennies. Quelle vision portez-vous sur cette notion ? En quoi les biens communs peuvent-ils être un levier de développement dans les prochaines années ?
Cette crise, dramatique sur bien des sujets, aura tout de même eu le mérite de nous rappeler quelques fondamentaux, à commencer par la nécessaire préservation de nos biens communs. La santé en est un, et l’on a bien vu que pour la préserver, cela a demandé à chacun de casser un certain nombre de normes que l’on ne questionnait plus. Tout à coup, on s’est rendu compte qu’il était possible de recourir aux dépenses publiques sur un temps limité, de transformer de manière express une chaîne de production pour produire masque et gel hydroalcoolique, ou encore de mettre en réseau des citoyens pour organiser des chaînes de solidarité. Ce qui était inconcevable hier est devenu l’évidence en quelques jours, et nous avons pu concentrer l’essentiel de notre énergie sur ce qui nous était commun, en l’occurrence la santé. Voilà une boussole qu’il va falloir conserver au sortir de la crise pour la transition écologique et sociale.
L’Etat seul ne peut rien, les citoyens seuls ne peuvent rien, les associations, le marché, la finance seuls ne peuvent rien. Il n’y a qu’un collectif organisé qui puisse espérer répondre à l’appel.
Une deuxième boussole pourrait être celle-ci : l’esprit de coalition. Nous sommes face à des défis écologiques et sociaux qui nous dépassent tous individuellement. L’Etat seul ne peut rien, les citoyens seuls ne peuvent rien, les associations, le marché, la finance seuls ne peuvent rien. Il n’y a qu’un collectif organisé qui puisse espérer répondre à l’appel. C’est pour cela que je crois beaucoup à la structuration des filières et de leurs écosystèmes. Cela peut être un formidable cheval de Troie pour transformer l’économie dans son ensemble.
Enfin, pour accompagner cette dynamique et emporter l’opinion, je crois que nous avons besoin d’un récit collectif, surtout aujourd’hui. Il est plus facile de mobiliser les troupes en étant des bâtisseurs de cathédrales plutôt que des tailleurs de pierre. Les communs sont justement un récit collectif. Ils mettent en lumière les grands enjeux et révèlent que nous pouvons tous y contribuer à notre mesure.
Covid19 et contraction de l’économie : Quelle est votre vision de l’avenir ? La RSE va-t-elle faire les frais d’un retour à la normale ou au contraire constituer un axe de développement prioritaire pour les entreprises ?
Nous ne sommes qu’au début d’une crise économique et sociale dont on mesure encore peu l’ampleur. Le risque serait de retomber dans des modèles de relance classique, c’est-à-dire de devoir opter pour la croissance au détriment de la transition. Ce serait à mon avis une grave erreur. Cela nous mènerait tout droit à une croissance molle et non durable qui nous laisserait à la merci d’une nouvelle crise. Appliquer des pansements sur les plaies apparentes ne va certainement pas suffire. Ce que nous devons faire, c’est rompre avec cette spirale récessionniste (laquelle gagne d’ailleurs en amplitude : la crise financière est mineure comparée à celle que nous vivons aujourd’hui, qui est elle-même probablement mineure comparée à celle que nous pourrions avoir dans quelques années sur le plan climatique, social et migratoire).
Pour cela, il faut avant tout fixer un cap, et je crois que c’est à la puissance publique qu’incombe cette responsabilité. Il est intéressant d’ailleurs de voir se dessiner des projets de relance très différents d’une région à l’autre en fonction des orientations politiques et culturelles. Aux Etats-Unis par exemple, dans le secteur automobile, les contraintes environnementales sont levées pour doper rapidement la croissance et l’emploi. L’Europe doit avoir une toute autre position. Elle doit rappeler que la création d’emplois durables se fera en ne lâchant rien sur la transition écologique, bien plus : que le secteur de la transition écologique est précisément celui où se concentreront les emplois locaux et durables.
Je dis cela en étant parfaitement conscient du risque social que cela implique. Je viens moi-même d’un département du Nord de la France où la question de l’emploi est extrêmement sensible et peut occulter la dimension climatique. Mais je persiste à penser que nous pouvons traiter ces deux sujets de front. Certaines tendances, comme l’attente forte des jeunes générations, me confortent dans cette opinion.
En fait, nous sommes un peu comme une pièce sur la tranche. Notre objectif, avec la coalition des 10%, c’est de faire tomber la pièce du bon côté.
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